Lorsque cette jeune femme brillante, mais totalement étrangère au milieu du poker, m'a posé cette question avec le plus grand sérieux, il m'a fallu quelques secondes de réflexion avant de finir par répondre "non je ne pense pas, un style de vie peut-être, mais pas un art de vivre". La conversation s'est ensuite orientée sur d'autres sujets, mais la question a continué à trotter dans ma tête...
Le poker est-il un art de vivre et nous les joueurs sommes-nous par extension des artistes ?
Il convenait en premier lieu de savoir de quels types de joueurs nous parlons ; difficile de faire un amalgame entre un pratiquant occasionnel qui dispute un sit n go à 20 euros avec ses amis le premier dimanche de chaque mois et un professionnel qui vit sur le circuit une grande partie de l'année et gagne (très) confortablement sa vie avec le poker. Partant du principe que cette interrogation concernait les joueurs réguliers qui ont fait du poker le fondement de leur existence et leur principale source de revenus, j'ai tenté de répondre à cette question existentielle.
Est-ce que le fait de vouloir délester son adversaire de son argent ou de chercher à lui prendre tous ses jetons dans le cadre d'un tournoi constitue un art de vivre ? A première vue aucune démarche artistique dans cette quête, d'où ma réponse négative dans un premier temps. Dans le meilleur et le plus objectif des cas, on pourrait éventuellement considérer cette volonté comme une approche sportive, mais rien qui ressemble à un forme d'art avec un grand A. Bien sur le jeu pratiqué par des joueurs comme Phil Ivey ou David Benyamine lorsqu'ils sont au sommet s'apparente à une forme d'art, mais la question n'était pas celle-ci. C'est plus dans l'existence que mènent les joueurs, leur rapport à la société et à l'argent, leur système de valeurs que se situe la véritable réponse.
Car choisir de devenir professionnel c'est sortir des sentiers battus, renoncer à une existence "normale" et accepter une forme de marginalité sociale et ce bien que le poker soit devenue une activité à la mode. Pas d'horaires fixes, pas de sécurité sociale ni de sécurité de l'emploi, aucun droit au chomage ou point de retraite en vue la soixantaine venue. Au contraire ! Devenir joueur de poker c'est percevoir l'argent non plus comme une forme de récompense mais comme un outil. Un outil que l'on utilise pour intimider son adversaire, le pousser à la faute, exercer une pression psychologique insoutenable sur lui... La bankroll, cette précieuse réserve d'argent qui conditionne la carrière d'un joueur, ses choix, déterminant ses prochains objectifs, ceux-ci grossissant à mesure que la bankroll augmente dans une prise de risques permanente, devient alors le nerf de la guerre. La vraie différence entre un joueur de poker et un individu ayant une profession classique se situant au niveau du rapport avec l'argent.
Pour une personne "normale", le salaire est une récompense de son travail, survenant chaque mois, qui détermine un train de vie, tandis que pour le joueur de poker la notion de l'argent est beaucoup plus floue. Bien sur il s'agit d'une récompense à la hauteur du talent de celui-ci, mais il s'agit aussi d'un capital susceptible d'être investi, risqué, à chaque instant. A revenu égal un joueur de poker aura généralement une notion de la valeur de l'argent totalement différente. Lorsque toute la journée, vous misez des centaines -ou des milliers- d'euros avec une paire ou un tirage, le prix d'un restaurant vous semble soudain dérisoire, même s'il est étoilé et même si vous avez perdu une tonne lors de votre dernière session...
En conséquence, les joueurs de poker sont souvent d'une grande prodigalité. Peu de radins dans le milieu, ils sont généralement connus et souvent moqués, même si leur capacité à mettre de l'argent de côté peut être secrètement enviée. Dans le même ordre d'idée, une grande solidarité existe entre joueurs, une poignée de mains ou un simple appel téléphonique suffit pour se prêter des sommes conséquentes. Pas d'actes notariés ou de reconnaissances de dettes, la parole suffit car chacun sait que la confiance est une valeur essentielle dans ce milieu. Et chacun sait aussi que la fontière est mince entre celui qui se trouve dans la situation de prêter de l'argent après une bonne passe et celui qui est demandeur après l'inévitable et dramatique bad run.

Le poker, une oeuvre d'art...
Vivre du poker c'est être sur la corde raide en permance, la valeur faussée de l'argent, le train de vie qui s'installe progressivement, grands hôtels, voyages permanents, restaurants, loisirs, sorties, etc. ainsi que la nécessité de réinvestir en permance ses gains dans de nouvelles caves ou de nouveaux buy-in mettent la trésorerie des professionnels à rude épreuve à la moindre mauvaise série. Il faut au joueur de poker une immense force de caractère pour supporter cette existence de funambule sur une longue période. Si les contrats de sponsoring ont quelque peu atténué cette pression financière, générant une autre forme de pression parallèle, les données sont touours les mêmes : il faut perfer encore et toujours, même si le circuit est plus difficile et les adversaires plus talentueux.
C'est une existence de bohème, sans garanties, qui nécessitent de donner aussi souvent que possible le meilleur de soi-même pour survivre, une existence souvent en vase clos que l'on partage avec d'autres joueurs en fréquentant les mêmes tournois, les mêmes hotels, les mêmes parties de cash game. On est amis, on s'entraide, mais on s'affronte sans retenue, dans le but de délester l'autre de son argent ou de l'éliminer d'une épreuve. Un peu comme les artistes bohèmes du début 20e qui partageaient leurs maigres ressources en espérant décrocher une hypothètique commande d'un improbable mécène au détriment de leur colocataire !
La liberté dont bénéficie les joueurs, l'aisance financière, le prestige sont des contreparties à la solitude, au doute, aux périodes de vache-maigre. Un succès d'envergure, une belle rencontre, un tournoi dans une destination ensoleillée avec l'océan en toile de fond et le joueur est convaincu de mener la plus belle existence possible ; une mauvaise série, une chambre triste dans une ville grise en hiver, une bankroll qui fond dangeureusement et les remises en question surviennent. Mais qu'importe le joueur de poker est un homme (ou une femme) libre et vit intensément la vie qu'il a choisie.
Le joueur de poker ne fabrique rien, il vend du rêve, il raconte une histoire à chaque instant. Il vit de son talent, sans filet. Son royaume est l'imaginaire, la force de l'esprit et il est sans limites. Bien sur il ne laissera pas à la postérité un chef-d'oeuvre qui s'exposera dans les musées et ne concourt pas pour le Goncourt, mais son talent, la qualité de ses oeuvres et la flamboyance qui l'accompagne assurent sa survie et lui ouvrent les portes du "Hall of Fame" même s'il s'est brulé les ailes -à l'image d'un Stu Ungar- à force d'avoir trop joué avec l'existence... Un joueur de poker n'a que rarement pour but de construire une existence planifiée avec pavillon en banlieue, plan de carrière et résidence secondaire. Il rêve de succès, du coup parfait, du bluff idéal et en dernier ressort d'une gloire qu'il sait pourtant éphémère...
Devoir chaque jour rencontrer triomphe après défaite, supporter de voir détruit l'ouvrage d'une vie par un vulgaire bad beat et sans dire un seul mot se mettre à rebatir, n'est-ce pas une forme d'art ?
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