Nous sommes en juillet 1955 à Las Vegas, un village perdu au milieu du désert et peuplé de seulement 24 000 habitants. Il est 20h et pourtant, la température n'est toujours pas descendue sous les 30°. Au Binion's Horseshoe, l'un des établissements les plus fameux de la ville, les clients se pressent sur la terrasse du dernier étage pour ne rien rater du spectacle.
Les essais atomiques ont lieu à moins de 100km de là : il paraît que le souffle fait reculer les spectateurs de plus d'un mètre, que Fremont Street s'illumine comme en plein jour et que le champignon est une vision tellement grandiose qu'une fois aperçu, personne ne peut l'oublier. Dans son bureau, Benny Binion, le chapeau de cow-boy vissé sur la tête et le cigare au bec, arbore un grand sourire : les jours d'explosion nucléaire sont aussi synonymes d'explosion de son chiffre d'affaire...

La veille, l'hôtel de Bugsy Siegel, le Flamingo, était également plein à craquer. Il faut dire que son spectacle avait lui aussi de la gueule : Sammy Davis Jr avait en effet fait salle comble et donné un concert exceptionnel devant un public conquis qui, debout, avait exigé de nombreux rappels. Tout ce serait très bien terminé si le musicien n'avait pas eu "la mauvaise idée" de piquer une tête dans la piscine de l'hôtel, devant des vacanciers médusés. Il avait en effet fallu vider la piscine et changer l'eau dans la foulée, tout en rassurant des clients scandalisés. Et c'était là une provocation que Bugsy n'avait pas digérée...

Sammy Davis Jr (ici avec Martin Luther King, à droite) voyait dans les projecteurs let la scène le meilleur moyen de faire évoluer la société américaine : "Mon talent était une arme, une force, un moyen de me défendre. C'était le seul moyen dont je disposais pour tenter de faire réfléchir la personne en face de moi"
Heureusement pour Siegel, Louis Armstrong, Ella Fitzgerald ou Nat King Cole ne lui posaient pas autant de problèmes. Les soirs de représentations, ils entraient comme prévu par la petite porte de service, celle des employés, faisaient leur show et disparaissaient immédiatement après pour ne surtout jamais être vus à l'intérieur du casino. Une voiture les conduisait ensuite directement dans leurs chambres miteuses situées dans le guetto du Westside : une zone de 9km2 de tentes et de cabanes en bois exclusivement réservée à ceux qu'on appelle alors "les Nêgres".

Nat "King" Cole fut souvent critiqué par les Leaders de la Cause Noire sur le fait qu'il jouait dans des endroits "100% Blancs et ségrégationnistes". Il sera quelques années plus tard le premier Noir à obtenir son propre show à la TV américaine
Mais Busgy Siegel sait également faire preuve de souplesse. En effet, sous le charme de la belle Lena Horne, il autorise parfois la chanteuse à dormir au Flamingo dans une suite, le tout, dans le plus grand secret (quel scandale si un client la croisait dans l'ascenceur !). Cette entorse au règlement lui coûte de nouveaux draps à chaque fois, puisque tout le linge de maison est brûlé après le départ de Miss Horne, mais quand on aime, on ne compte pas...
Ces anecdotes nous semblent aujourd'hui absolument scandaleuses et ahurissantes, voire proches de la science-fiction, et pourtant, elles sont toutes vraies. C'est donc le moment où un petit retour historique s'impose pour expliquer ce contexte surréaliste et qui pourtant, était une réalité il y a seulement 60 ans !

Las Vegas dans les années 50 ; à la fois hier et il y a une éternité...
En 1876, après avoir perdu la guerre de Sécession (qui signe l'abolition de l'esclavage), les Etats du Sud commencent à instaurer la ségrégation raciale dans les lieux publics (école, transports, bibliothèques, restaurants). C'est ainsi que l'on voit fleurir des panneaux "Negroes and dogs not allowed" à l'entrée des jardins publics ou que des petites portes spéciales sont créées à l'entrée de tous les bâtiments publics afin que Blancs et Noirs ne se croisent jamais (et si c'était le cas, les Noirs devaient systématiquement baisser les yeux).
Au début des années 50, le mouvement des Droits civiques commence à se réveiller et la voix de Martin Luther King se fait entendre : il est temps d'abolir la ségrégation raciale. Un premier pas est fait en 1954 : la Cour Suprême déclare en effet anticonstitutionnelle la ségrégation scolaire. Peu à peu, la révolte se fait entendre et les mentalités changent : en 1964, le "Civil Rights Act" rend illégale toute forme de ségrégation et Martin Luther King obtient le Prix Nobel de la Paix peu avant d'être assassiné en 1968.

Les Noirs sont relégués à la situation de "citoyen de seconde zone" et sont progressivement privés de tous leurs droits...
Las Vegas au milieu des années 50 n'était donc pas différente des autres villes du Sud dominées par de riches Blancs pour qui la ségrégation allait de soi. Mais, comme dans toutes les autres villes, la colère monte dans la population Noire et une petite partie de la population Blanche. C'est ainsi que Joséphine Baker sera l'une des premières stars à infléchir les lois du Strip : peu avant son show au Rancho, la "Déesse Créole" qui agite les foules refuse de monter sur scène si les spectateurs Noirs ne peuvent assister à son spectacle.
En effet, son contrat stipule que les Noirs peuvent assister au show ; mais dans la réalité, les videurs ne se privent pas pour discrètement évincer les spectateurs Noirs, même munis de tickets. En entendant ça, Joséphine refuse de sortir de sa loge et déclare "qu'elle ne se produira pas tant que la situation n'est pas réglée". La mort dans l'âme, et pour ne pas perdre une fortune, le Rancho laisse les spectateurs Noirs s'installer dans le petit théâtre : une anecdote sans précédent qui ouvre la porte à un certain changement de mentalités : et si l'argent passait avant la couleur de peau ?

La révolte gronde et les esprits s'échauffent entre les Blancs qui refusent de donner aux Noirs des droits et les Noirs qui défilent pour réclamer l'égalité. Le passé ayant souvent tendance à se rêpéter, il est nécessaire de se souvenir afin de ne pas commettre les mêmes erreurs dans le présent...En effet, ces manifestations pro/anti-droits égaux pour tous résonnent d'une façon toujours très actuelle...
Un premier pas se fait en 1955, quand le magnat Alexander Bisno décide d'investir 3,5 millions de dollars pour créer à Las Vegas le "premier hôtel interracial des Etats-Unis". Le "Moulin Rouge" formera donc des croupiers et des serveurs Noirs et l'entrée sera ouverte à tous. Ayant dans l'idée de créer le "plus grand show de Vegas", les auditions pour recruter les plus belles danseuses Noires du pays battent leur plein et les heureuses élues n'en croient pas leurs yeux : le Casino est chic-issime, avec ses murs lambrissés d'acajou et ses lustres en cristal, et les Noirs comme les Blancs passent ensemble par la porte d'entrée principale.La révolution est en marche !

Le Moulin Rouge : un casino au succès fulgurant qui eclipsera bientôt tous les autres hôtels de la ville. Au point de créer de grandes jalousies...
Le buzz est énorme et le succès implacable : c'est le début d'un règne mythique. Au "Rouge" défileront tous les plus grands artistes de l'époque (Sinatra, Humphrey Bogart, Dean Martin, Billie Holiday...), c'est le casino où il faut être et où il faut être vu. La preuve est donc faite : désormais à Las Vegas, il n'y a plus qu'une seule couleur qui compte : le vert, celle de l'argent.
[Retrouvez la suite la semaine prochaine avec le récit des folles soirées du "Moulin Rouge" et de la chute de ce qui fût, historiquement, l'un des établissements les plus importants de Sin City]
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE : Courrier International, Smithsonian Magazine, internet et Wikipédia
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