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[Cet article est la suite de "Le Moulin Rouge à Las Vegas: l'histoire culte du premier hôtel "Black and White" des USA". Si vous avez raté l'épisode de la semaine dernière, cliquez ICI pour plonger dans le Las Vegas des années 50 et découvrir le Strip pendant la ségrégation au travers d'histoires difficiles à croire...]
1955. Devant le petit miroir de sa loge, Dee Dee Jasmin ajuste ses faux-cils et son justaucorps en plumes : dans quelques minutes, elle va passer l'audition la plus importante de sa vie. La sublime jeune femme, qui a déjà tourné dans le film "Carmen Jones" d'Otto Preminger, va en effet tenter de séduire le jury pour un Show à Las Vegas dont tout le monde dit qu'il sera "révolutionnaire"...
Tous les danseurs et performers Noirs de Los Angeles ne parlent que de ça : il paraitrait que le premier casino "interracial" des USA va ouvrir ses portes à Las Vegas d'ici peu. Et que les patrons recherchent et forment des employés Noirs, tout en tentant de monter un show qui promet d'être "le plus grandiose du Strip". Et il paraitrait même que les Noirs y seraient admis en tant que clients et spectateurs au même titre que les Blancs. Du jamais vu !
Il faut dire que la ségrégation raciale est depuis quelques années maintenant devenue la norme dans les Etats du Sud. Plus personne ne s'étonne de voir des panneaux "Niggers and Dogs not allowed" et, même si les mouvements de manifestations prennent de plus en plus d'ampleur et que la voix puissante de Martin Luther King commence à trouver un écho de plus en plus large, les vrais changements se font encore attendre...
Mais c'était sans compter sur l'audace de l'homme d'affaire Alexander Bisno, qui décide d'ouvrir à Las Vegas le "Moulin Rouge" : le premier hôtel-casino "pour Blancs et Noirs" des USA!
Quand Dee Dee apprend qu'elle a obtenu le poste tant convoité de meneuse de revue, elle ne peut contenir son émotion : le projet lui plait vraiment et la semaine de travail est payée 135$, une véritable petite fortune à l'époque ! Et quel émerveillement quand elle découvre l'endroit où elle va désormais travailler : l'hôtel est une perle de raffinement !
Serveurs en costumes et gants blancs, murs lambrissés d'acajou, lustres de cristal, banquettes en velours, piscine bordée de palmiers et restauration raffiné dans la "Deauville Room" (un restaurant qui se veut inspiré du chic parisien) : tout est fait pour que le client soit éblouit dès son entrée dans le hall du Casino.
Un flyer qui en dit long sur les mentalités à Las Vegas dans les 50's : on vous laisse trouver l'intrus !
Il n'en fallait pas plus pour que tout le gratin de la ville se presse devant les portes le soir de l'ouverture, le 24 mai 1955 : c'est l'endroit où il faut absolument être et être vu. Le show fait l'unanimité : 12 danseurs et 23 danseuses, tous de paillettes et de couleurs vives vêtus, envoie de quoi éblouir la salle. Il faut dire aussi que la revue est produite par un cador du métier : Clarence Robinson, un ancien du "Cotton Club" (une salle de spectacle à Harlem) et du "Moulin Rouge" de Paris...
Le ballet des limousines ne cesse pas de la nuit : tout le monde veut être au Moulin Rouge !
Et les numéros s’enchaînent : "Benny Carter and the Hines", des danseuses pieds-nus qui ondulent au son des percussions, des lumières stroboscopiques, le Tropi Can-can et ses plumes : l'ambiance dans la salle est survoltée, comme se souvient Dee Dee qui raconte : "Nous les avons tous soufflés. C'était plein à craquer et le casino était rempli de personnes magnifiques, de fourrures, de mousseline, de satin et de bijoux divers et variés. Ces gens n'en croyaient pas leurs yeux !"
La soirée d'ouverture provoque un tel buzz que l'évènement fait dans la foulée la couverture du "Time Magazine"
Le "Tropi can-can" va faire salle comble pendant plusieurs mois : les trois représentations quotidiennes seront prises d'assaut !
Joe Louis, un ancien champion du monde de boxe poids lourd, se frotte les mains lui aussi : il possède un petit pourcentage de l'affaire et celle-ci s'annonce juteuse. Il commentera la soirée d'un enthousiaste : "Ce n'est pas l'inauguration d'un hôtel de Las Vegas, c'est un moment historique !" C'est donc avec un immense sourire qu'il remplit sa mission : accueillir les clients à l'entrée et faire en sorte que les VIP se sentent comme à la maison. Et la recette marche : l'évènement fait la couverture de "Life Magazine" le même mois et la réputation à la fois chic et sulfureuse de l'établissement se répand comme une trainée de poudre.
Les danseuses du Moulin Rouge, avec des costumes qui nous rappellent forcément le célèbre théatre homonyme parisien !
Il faut toutefois préciser que le succès doit probablement autant à la qualité de la programmation ou la beauté de l'établissement qu'à la curiosité de nombreux Blancs pour qui l'idée de passer une soirée en compagnie de Noirs suffisait à alimenter leur réserve d'anecdotes pour les mois à suivre... De nombreux Blancs franchissaient en effet la porte du "Moulin Rouge" dans le but unique de ressentir "un frisson d'interdit" ou le plaisir de transgresser les rêgles...
Toutefois, la recette cartonne et pendant six mois défileront tous les plus grands noms de la musique et du cinéma américain. Pendant que Dinah Washington, the Platters ou Lionel Hampton occuperont la scène, Pearl Bailey, Peter Lawford ou Sammy Davis, Jr. Iront claquer des fortunes à la roulette. Humphrey Bogart, Gregory Peck, Dorothy Lamour, Dean Martin, Jerry Lewis seront eux aussi des habitués du "Rouge", se trémoussant au son des trompettes et des percussions toute la nuit... On raconte aussi qu'au petit matin, entre deux whiskys, Frank Sinatra ne se privait pas pour offrir une petite impro aux spectateurs... Après tout, comme il le disait lui-même avant de connaitre le "Rouge": "A Vegas, il n'y a rien à faire entre 8h et 9h du matin".
Frank Sinatra aimait les femmes, le jeu et faire la fête toute la nuit : rien d'étonnant à ce qu'il aime tant passer du temps à Las Vegas. Cette ville était faite pour lui ! [ici avec Kirk Douglas au Moulin Rouge à Paris fin des années 50]
Le "Rouge" bondit sur le conseil de Sinatra pour rajouter alors un troisième show qui débute toutes les nuits sur les coups de 3h du matin. Les jam-sessions endiablées résonnent désormais jusqu'à l'aube... Louis Armstrong, Harry Belafonte, Judy Garland, Bilie Holiday, tous viendront pousser la chansonnette aux petites heures du jour devant un public ivre mais ravi... Un témoin de l'époque raconte : "Imaginez un peu : les plus grands talents de l'époque, Noirs et Blancs, faisant un bœuf ensemble alors que les Noirs ne pouvaient même pas mettre un pied dans les casinos du Strip!"
Dinah Washington, chic-issime, entourée de ses amis et ses proches lors d'une soirée au "Rouge"
Mais ce succès ne plait évidemment pas à tout le monde... Les casinos traditionnels du Strip ont eu vite fait de faire les maths : le Moulin Rouge leur fait perdre de l'argent. En effet, tous les soirs après minuit, c'est la ruée vers le Westside : le Strip se vide et tout le monde fait la queue pour rentrer au "Rouge". Face à ce désastre, même les danseuses des autres shows du Strip sont menacées d'être licenciées si elles sont aperçues dans "ce lieu de débauche" !
Sauf que l'impact du "Rouge" commence à se faire sentir peu à peu et l'envie de gagner de l'argent commence à faire tomber peu à peu les barrières raciales. Et les mentalités changent. Désormais, plus personne au "New Frontier" ne s'oppose à ce que Sammy Davis Jr fasse inviter sa famille dans la salle. De même, quand Harry Belafonte plonge dans la piscine, l'eau n'est plus changée juste après : non, désormais, quand Harry sort de l'eau, les familles s'approchent pour poser en photo à ses côtés...
Mais un jour d'octobre 1955, c'est le choc : cinq mois seulement après l'ouverture, les employés du "Rouge" trouvent portes closes. Dee Dee Jasmin explique qu'elle avait vu les propriétaires vider les coffres la veille et remplir de gros sacs d'argent... La stupeur est immense et la déception à la hauteur de l'incroyable succès de l'établissement. Les langues se délient et les spéculations alimentent toutes les conversations de la ville pendant des semaines.
"Les proprios se sont tirés avec la caisse", "Les autres casinos, jaloux, ont fait pression sur les banques pour qu'elles réclament plus tôt le remboursement de l'intégralité du montant du crédit accordé au Rouge", "Non, c'est une embrouille entre mafieux qui s'est mal terminée"... Les langues ont continué à jaser pendant des semaines avant de petit à petit s'estomper pour laisser place à un mystère toujours non-résolu à ce jour...
Mais le mouvement dans lequel s'inscrivait le "Rouge" n'a lui, rien perdu de son entrain : les USA sont enfin sur la voie du changement. Quelques mois auparavant, Rosa Parks a refusé de laisser sa place à un Blanc dans le bus : la révolte s'organise. C'est ainsi qu'en 1960, James Mc Millan et Charles West, le premier dentiste Noir et le premier médeçin Noir du Nevada, tentent un gros coup de bluff qui changera Las Vegas à tout jamais.
Les deux hommes menacent les puissants de la ville d'organiser une gigantesque manifestation sur le Strip, réunissant des centaines de Noirs, brandissant des pancartes et criant des slogans pour réclamer des droits égaux. Le shérif, le chef de la police, les journalistes présents, le patron de l'industrie du tourisme et le gouverneur du Nevada acceptent donc de se retrouver au "Rouge" pour rencontrer Mc Millan et West et, même s'il se dit qu'une manifestation d'une telle ampleur dans les rues de Vegas n'aurait jamais pu avoir lieu (par peur des représailles probablement), les puissants fléchissent et concèdent "un pacte" garantissant de nombreuses mesures pour lutter contre la ségrégation raciale sur le Strip.
C'est là le dernier acte du Moulin Rouge, pour qui la suite ne sera qu'une longue déchéance. Motel, HLM, asile de nuit infesté de rats et de toxicos... Le bâtiment sera classé monument historique en 1992 mais disparaîtra dans un incendie en 2009 avant d'être achevé à coup de bulldozer ...
Une bien triste fin pour un établissement qui, à coup de trompettes et de jupes à plumes, contribua pourtant à faire changer le monde...
Le seul vestige du Moulin Rouge se trouve au cimetière des néons... Quelques lettres blanches et roses qui marquèrent l'histoire de la ville à tout jamais...
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE : Courrier International, Smithsonian Magazine, internet et Wikipédia
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On devrait se poser plus souvent et se rendre compte du chemin parcouru et surtout des souffrances supportées par certains uniquement à cause de leur couleur de peau. C'était il y a seulement 60 ans...