Les logiciels libres font de longue date partie du paysage informatique mondial et, pour tous les types de logiciels commerciaux ou presque, un équivalent libre et gratuit est disponible. Firefox est ainsi le pendant de Internet Explorer, Gimp celui de Photoshop, tandis que OpenOffice constitue une sérieuse alternative à la suite bureautique de Microsoft. Qu'en est-il dans le monde du poker en ligne, qui repose en toute logique sur des logiciels commerciaux et propriétaires ?
Il est toujours un peu difficile d'identifier toutes les initiatives en cours dans le monde du logiciel libre. Dans cet univers en constante ébullition, où chacun soumet en permanence des idées à la communauté, les projets vont et viennent, avancent, sont abandonnés parfois. Une recherche sur le mot "poker" dans Sourceforge, qui recense l'essentiel des projets en matière de logiciel libre, fournit un peu plus de 200 résultats. Des interfaces pour jouer au poker aux outils destinés aux directeurs de tournois, les idées ne manquent pas, même si la plupart de ces projets paraissent loin d'aboutir.
Certains de ces développements ciblent les joueurs de poker confirmés. C'est notamment le cas de fpdb (Free poker database), une alternative libre aux outils comme Poker Tracker, permettant de disposer d'informations additionnelles au cours d'une partie. Pour l'instant compatible avec trois gros sites (PokerStars, Full Tilt et Everleaf), fpdb, bien qu'encore en développement (version alpha), offrira de multiples fonctionnalités, comparables à celles des logiciels commerciaux.

fpdb, un "poker tracker" libre et gratuit, en cours de développement

D'autres projets sont largement plus "grand public" et, parmi quelques-uns des projets les plus actifs ou les plus aboutis, ont dénote souvent un point commun en la personne de Loïc Dachary (ci-contre), qui en est souvent l'instigateur et/ou le principal développeur.
Pour qui s'intéresse au développement d'Internet et au logiciel libre, Dachary est loin d'être un inconnu. Initiateur dès le début des années 1990 de la branche française de la Free Software Foundation (l'une des principales associations assurant la promotion du logiciel libre dans le monde), Dachary est l'un des pionniers de l'Internet français. Informaticien, conférencier et ardent défenseur de la "culture du libre", on lui doit notamment la création de Ecila, l'un des tous premiers moteurs de recherche francophone (1995-2002) et le développement d'une pléthore de programmes, librairies et autres morceaux de code, tous mis librement à disposition de la communauté informatique mondiale. Au début des années 2000, Dachary s'intéresse au jeu en ligne puis, tout naturellement, au poker.
"Ces cinq dernières années je suis resté à l'affût des talents qui voudraient se lancer dans cette aventure, mais ils se comptent sur les doigts d'une main", reconnaît Dachary. Malgré tout, plusieurs projets ambitieux, à la croisée du poker et du logiciel libre, ont vu le jour :
"On a poker-eval, une librairie qui existe depuis 1993, dont la seule fonction consiste à comparer deux mains de poker (environ 15 millions de comparaison par seconde) ; poker-engine, une librairie conçue en 2004, qui implémente les règles du poker ; poker-network, un serveur de poker créé en 2005 et qui permet à des joueurs de participer en réseau à des tables de cash game ou à des tournois ; jpoker, un client de poker ecrit en JavaScript, développé en 2008 et capable de s'interfacer avec poker-network ; ou encore pok.me, un client poker en 3D, développé depuis 2009".
Tous ces développements, regroupés sous le label "pokersource", sont bien sûr utilisables librement et, comme le veut la philosophie du "Free Software", leurs codes sources sont librement et facilement accessibles. "On peut les trouver dans les distributions de logiciels libres les plus connues, comme Fedora, Ubuntu ou Debian", précise Dachary.


Pok.me, un client de poker en 3D
Mettez du libre dans votre moteur (de poker)
L'énumération de ces différents projets et programmes mérite qu'on s'y attarde. En somme, toutes les briques nécessaires au déroulement de parties de poker en ligne, et même à la constitution d'un site de poker offrant des fonctionnalités comparables à celles des sites commerciaux existants, sont disponibles sous forme de logiciels libres et gratuits.
Et, du reste, ces composants sont d'ores et déjà utilisés par une plate-forme de poker française, Skyrock Poker. Cette dernière, qui compte 400 000 inscrits et plusieurs dizaines de milliers de joueurs actifs, utilise exclusivement les logiciels développés par Loïc Dachary et ses confrères de la communauté du libre.
Bien entendu, le fait de développer des logiciels libres et d'en promouvoir l'usage n'exclut pas une démarche commerciale. A l'instar du monde Linux ou d'autres domaines du libre, de nouveaux modèles de sociétés de service émergent. Loîc Dachary a ainsi rejoint la société OutFlop, créée cette année, pour proposer la mise en place de sites de poker basés sur des logiciels libres et gratuits.
"Le modèle économique est celui du service, exclusivement. Pour les besoins les plus simples, nous proposons de l'hébergement de serveurs de poker pré-installés, tout comme d'autres proposent de l'hébergement de sites Web à prix modique. Pour les clients les plus exigeants, nous installons des serveurs à l'étranger et organisons l'infrastructure pour résister aux attaques informatiques et aux pannes les plus courantes. Nous modifions aussi les logiciels en fonction des besoins particuliers à un projet. La maintenance, la formation et la définition des besoins font également partie des services que l'on vend", explique Dachary.
"Nous sommes concurrent direct de Playtech ou Cyberarts [qui fournissent les logiciels commerciaux à des dizaines de sites de poker et de jeu en ligne, NDLR]", poursuit-il, "mais le mérite principal de l'offre commerciale de OutFlop est la pérénité et l'indépendance que procurrent les logiciels libres. Nos clients viennent à nous pour cette raison principalement. Et ils sont dans un cercle vertueux : selon le principe du libre, les améliorations commandées par les uns sont immédiatement disponibles pour les autres".

La plate-forme poker de Skyrock, basée sur les outils libres promus par OutFlop
Le "poker libre", fort potentiel ou utopie ?
Dachary, reconnaissant qu'il s'agit d'une activité "naissante", se veut optimiste. "A terme, je ne vois pas comment les solutions propriétaires pourront survivre", estime-t-il. Et d'insister : "A l'occasion de la libéralisation des jeux d'argent dans les mois à venir, le paysage économique va changer en France. Je pense que la plupart des entrepreneurs se contenteront d'un programme d'affiliation et ne seront pas gênés de dépendre d'un réseau existant. Une minorité dépenseront des millions et mobiliseront des dizaines de personnes pour fabriquer encore un autre logiciel propriétaire de poker - ou bien payeront ces millions à Playtech ou Cyberarts, ce qui revient finalement au même. Mais j'espère que quelques entrepreneurs français feront le pari de l'indépendance, en choisissant le libre. D'autant que la différenciation technique est finalement si minuscule qu'elle est vite oubliée, permettant de se concentrer sur les vraies difficultés : comment établir une marque, assurer la sécurité et trouver des joueurs".
Si l'affrontement peut paraître inégal, entre d'un côté quelques passionnés développant des outils logiciels mis à disposition de tous et de l'autre des géants bien établis, capables de consacrer des ressources considérables à l'amélioration de leurs plates-formes, la partie n'est pas nécessairement jouée. Les vertus du logiciel libre sont connues - et bien réelles. On a vu, depuis une dizaine d'années, les parts de marché de géants de l'industrie (Microsoft notamment) s'effriter au profit du logiciel libre, tandis que bon nombre de grandes entreprises abandonnaient des solutions propriétaires pour basculer sur du logiciel libre, moins coûteux et plus évolutif. Du reste, dans le cas particulier du poker, l'usage de logiciels mis au point de façon communautaire, dont tout le monde peut consulter le code source, présente un avantage supplémentaire : sortir de la relative obscurité qui entoure le fonctionnement des sites de poker existants, et qui fait craindre à beaucoup de joueurs que le poker online soit "truqué".
En poursuivant le raisonnement - certains diront "le rêve" - on pourrait imaginer l'émergence d'un réseau de poker entièrement communautaire, développé exclusivement sur un socle d'outils libres, et maintenu et géré par les utilisateurs eux-mêmes. En somme, un site (ou en ensemble de sites) qui seraient au poker ce qu'est Wikipedia dans le monde des encyclopédies. "Il est possible qu'un réseau de poker se développe de façon coopérative, même si c'est impossible à prévoir. Mais la simple mise à disposition de logiciels libres pour jouer au poker ne déclenchera pas automatiquement l'apparition d'un tel network communautaire", tempère Dachary.
Pour l'heure, Dachary et quelques autres passionnés développent, lentement mais sûrement, les briques d'une architecture logicielle qui pourrait peut-être, un jour, changer la face du poker en ligne tel qu'on le connaît.
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